Des documents obtenus par plusieurs médias d’Europe centrale dont Vsquare permettent de mieux comprendre le fonctionnement de SDA, l’une des sociétés russes actives à manipuler l’opinion publique occidentale en amont des élections européennes.
Depuis le début de l’offensive russe contre l’Ukraine, le gouvernement russe est devenu un client essentiel de la société informatique Social Design Agency (SDA). Ilya Gambashidze, son président, a été identifié par l’Union européenne comme les États-Unis comme un acteur essentiel des opérations de désinformation de l’État de l’Est, et est nommé sur plusieurs listes de personnalités encourant des sanctions.
Dans un récent leak, VSquare, un média d’investigation indépendant d’Europe centrale, a obtenu de nombreux documents de sa société SDA, dont un spot publicitaire, dans lequel Ilya Gambashidze, assis derrière un ordinateur et vêtu d’un pull à capuche, enlève ses lunettes de soleil : sur l’écran, un texte défile qui vante les « productions narratives », la création de contenus, les « 300 médias, 20 Think tank » et autres outils sur lesquels la société s’appuie pour pousser ses productions.
In a leaked video meant for internal use, Ilya Gambashidze, head of Russia’s secret propaganda project, sports a hoodie labeled « Russian Ideological Troops. »
He leads the Orwellian-named organization called Social Design Agency.
He uses some interesting examples here…
2/15 pic.twitter.com/B3tim0YjA1
— Martin Laine (@Martinlaineolen) September 16, 2024
La fuite de documents permet surtout de décrire l’organisation de la société, centrée sur l’emploi de créateurs de mèmes et de trolls numériques, d’emplois d’ « idéologues », de huit « commentateurs » et d’un « opérateur de ferme de bot ». Ces équipes ont été mises à profit pour tenter de manipuler l’opinion européenne en amont des élections européennes, de manière à détourner la population du soutien à l’Ukraine… donc à servir les intérêts russes.
Des millions de commentaires créés
Pendant les quatre premiers mois de 2024, ces équipes ont permis à l’armée de bots de la SDA, qualifiée d’« Armée numérique russe », de créer 33,9 millions de commentaires et plus de 39 000 « unités de contenus » sur les réseaux sociaux (parmi lesquels plus de 4 500 vidéos et plus de 2 500 mèmes et images).
En pratique, VSquare rapporte y trouver des quotas précis par pays comme, pour la France, « dessins – 60 unités, mèmes – 180 unités, commentaires d’articles – 400 ».
There are literally separate employees dedicated to creating memes and cartoons.
Here’s a little taste:
5/15 pic.twitter.com/ov8zTIu4oi
— Martin Laine (@Martinlaineolen) September 16, 2024
Les instructions sur les manières de faire sont, elle aussi, précises. Par exemple : « Écrire un commentaire d’une Allemande de 38 ans, qui pense que l’Allemagne est en train de perdre sa principale source de revenus : l’industrie et une économie forte – nous devons arrêter de gaspiller de l’argent pour l’Ukraine et revenir à l’énergie russe bon marché ! »
Vsquare a retrouvé des consignes similaires à destination d’une variété de pays européens et des États-Unis.
Soutien à l’extrême-droite pour les européennes
L’un des buts affichés par les clients de l’entreprise a été de soutenir le groupe d’extrême-droite Identité et Démocratie aux élections européennes, au motif que celui-ci servirait leurs intérêts (le groupe a depuis été dissout, remplacé par patriotes.eu, fondé à l’initiative de Viktor Orbán et présidé par Jordan Bardella).
Constatant que près de la moitié des sièges sont détenus par l’Allemagne, la France, l’Espagne, l’Italie et la Pologne, un document propose de « mener une contre-campagne globale contre les libéraux mondialistes, leur plateforme et leurs représentants » dans ces pays, en amont des élections.
D’après Vsquare, le document suggère aussi de se focaliser sur des sujets précis : « Les libéraux et les mondialistes répandent la peur et veulent nous faire paniquer. Nous devons craindre la guerre, les catastrophes climatiques, les virus, une attaque russe […] En outre, ils cherchent à exploiter les contradictions autour des valeurs familiales, des droits des LGBT et de l’incertitude économique causée par la guerre dans les domaines de l’énergie et de l’agriculture. »
Selon un document interne titré « Registre de faux et de sosies » (doppelgänger, ndlr), SDA recourt aussi à l’usage de faux, dans l’espoir que des « idiots utiles » les reprennent au premier degré. Une enquête de Radio Svoboda sur cette même fuite de documents révèle d’ailleurs qu’Elon Musk a partagé l’un de ces mèmes générés par DSA.
Remember this meme about Zelensky that Elon Musk proudly shared?
Leaked internal documents from a Kremlin-controlled propaganda center reveal that it was produced by a Kremlin-lead Russian troll farm.
Source: https://t.co/1WmIFgIoGA pic.twitter.com/GL8CccXzG6
— Bohdana Neborak (@BohdanaNeborak) September 17, 2024
On retrouve ici directement les traces de l’opération Doppelgänger, active dans de multiples pays européens depuis 2022 et que les plateformes sociales peinent à réguler.
Les documents récupérés par VSquare illustrent enfin une opération menée contre la population ukrainienne, intitulée « l’Autre Ukraine ». Cette dernière vise à installer l’oligarque Viktor Medvedtchouk, un proche de Vladimir Poutine, en figure de combattant pour la pacification de l’Ukraine. Le dispositif est le même que dans les opérations Doppelgänger, avec la création d’une agence d’information destinée à inonder les canaux ukrainiens de contenus, pour orienter l’opinion.
Des KPI de manipulation
Outre des consignes, les documents de travail de SDA contiennent aussi des indicateurs de performance, par pays et pour la campagne globale relative aux élections européennes.
En France, un résultat supérieur à 20 % des votes pour le Rassemblement National serait ainsi perçu comme un succès. Post élection, l’entreprise relève par ailleurs positivement l’augmentation du nombre de représentants de droite au Parlement européen.
Pour autant, en s’appuyant sur le cas italien, elle souligne qu’un succès de l’extrême-droite ne se traduit pas nécessairement en un soutien direct à la Russie (Georgia Meloni a déclaré son soutien à l’Ukraine).