Pris de court par la dissolution Macron et le branle bas-de-combat des législatives, le brinquebalant gouvernement et la grande chancellerie ne se sont pas laissés démontés pour autant : la promotion de la Légion d’honneur du 14 juillet a été avancée. 521 personnalités civiles ont été distinguées. L’occasion de nourrir une réflexion autour de cette distinction prestigieuse, bicentenaire et internationalement reconnue.
Le Figaro a fait la liste. Dans l’ordre décroissant, des dignités aux grades : 2 grand’croix, 4 grands officiers, 13 commandeurs, 54 officiers et 448 chevaliers ont été nommés. Comme d’habitude, l’ensemble des élus a été publié au Journal officiel, cette fois-ci, du 9 juillet 2024. On y retrouve pêle-mêle Élisabeth Borne, Jean Reno et Michel Drucker, faits commandeurs ; Virgine Efira, Caroline Fourest et Michel Cymes, faits chevaliers ; « Bernard Esambert, président de l’Institut Georges-Pompidou, et Joëlle Kauffmann, ancienne gynécologue et militante féministe », ont quant à eux accédé au prestigieux grade de grand’croix. Qu’ont-ils gagné ?
« Honneur et Patrie »
Comme le raconte la grande chancellerie sur son site Internet, c’est le 19 mai 1802 que la Légion d’honneur fait son apparition. Volonté du Premier consul, Napoléon Bonaparte, elle « s’inscrit dans le vaste programme de réorganisation de l’État, au même titre que le code civil, le Conseil d’État, la Cour des comptes, le corps préfectoral ou les grandes écoles. »
Alors, l’objectif de l’empereur en devenir est de décorer à la fois « ses soldats et ses savants » pour rompre avec les privilèges de la monarchie et unifier les Français autour du mérite et de l’universalité. Comme le laisse entendre la devise de l’ordre, « Honneur et Patrie », il s’agit d’encourager à la fois le dépassement individuel et le rayonnement national.
D’abord très exclusive, et de fait essentiellement réservée au corps militaire, la Légion d’honneur s’accroche le temps passant à davantage de vestes. Les conflits internationaux (notamment les deux guerres mondiales) et tout le courage qu’ils incombent font pleuvoir les médailles. Si bien qu’en 1962, on compte 320 000 légionnaires français, contre 45 000 seulement au tournant du XXe siècle. Cette année-là, pour redorer le prestige du blason, le général De Gaulle révise le système de récompense, édicte un nouveau code et fixe la limite de décorés vivants à 125 000 personnes. En 2007, la grande chancellerie se modernise en appliquant une « stricte parité hommes-femmes dans les promotions civiles, la création d’une promotion du bénévolat associatif et le lancement de la procédure d’initiative citoyenne, qui autorise un particulier à solliciter l’admission dans l’ordre d’un de ses concitoyens méritants. »
Aujourd’hui, le parcours d’attribution fonctionne ainsi : un membre de la société française (maire, parlementaires, citoyen…) propose une candidature, qui remonte jusqu’aux ministères par la voix des préfets. Là, un dossier est constitué, avant d’être envoyé au grand chancelier. L’institution vérifie l’éligibilité de chacun (casier judiciaire vierge, 20 ans de service minimum, nationalité française, les étrangers pouvant être décorés sans devenir membres de l’ordre) et remet le dossier au conseil de l’ordre. Celui-ci délibère, puis l’envoie au grand maître, Président de la République, pour validation. Les noms sont enfin publiés au Journal officiel, les décorés en sont informés, et c’est à ce moment qu’ils peuvent… refuser.
« La Légion d’honneur, ça pardonne pas »
Opposition au pouvoir en place, volonté d’attirer l’attention, au contraire, besoin d’indépendance ou d’humilité… Même si peu l’ont fait, il y a quelques bonnes raisons de refuser le cordon rouge. Napoléon Bonaparte l’avouait lui-même : « C’est avec les hochets qu’on mène les hommes. » Oui, mais pas tous.
Henri Torre, Jacques Tardi et Thomas Piketty, entre autres, se sont privés du statut de légionnaire après avoir été nommés. Comme le rapportait Le Point en 2015, le célèbre auteur de bandes dessinées avait expliqué vouloir « rester un homme libre et ne pas être pris en otage par quelque pouvoir que ce soit », tandis que l’économiste s’était justifié ainsi : « Je refuse cette nomination car je ne pense pas que ce soit le rôle d’un gouvernement de décider qui est honorable ».
Et, il y a ceux qui ont fait savoir publiquement qu’ils étaient opposés à leur nomination – avant même qu’elle advienne, donc –, avec plus ou moins de verve. Coluche, notamment, s’était fendu d’une touche d’humour : « Si on voulait me donner la Légion d’honneur, j’irais la chercher en slip pour qu’ils ne sachent pas où la mettre. » Même combat pour Georges Brassens, Albert Camus, Jean-Paul Sartre, Louis Aragon, Marie Curie, Brigitte Bardot, Simone de Beauvoir, Léo Ferré, Marcel Aymé, entre beaucoup d’autres, qui ne partageaient pourtant pas tous les mêmes idéaux. Geneviève de Fontenay, quant à elle, s’attristait de voir ladite « breloque » à ce point « désacralisée », que ce soit par la manière avec laquelle est attribuée, comme des « médailles en chocolat », dit-elle, ou par l’indifférence avec laquelle elle est repoussée.
Et Maxime Le Forestier de conclure en chanson :
« Depuis que n’est plus vierge son revers,
Il s’interdit de marcher de travers.
Car ça la fout mal d’se rendre dans les vignes,
Dites du seigneur, faire des faux pas,
Quand on est marqué du fatal insigne.
La Légion d’honneur, ça pardonne pas. »
En théorie, si l’insigne n’accorde ni droit particulier ni gain, mais bien prestige, il est censé imposer par là même une conduite irréprochable, un devoir d’exemplarité à la hauteur de l’honneur.
Est-ce pour cela qu’Emmanuel Macron a tenu à décorer le patron d’Amazon Jeff Bezos, le dictateur égyptien Abdel Fattah al-Sissi, le directeur de JPMorgan Chase Jamie Dimon, Madeleine Dubois, membre des groupes de pression pharmaceutiques exerçant pour les laboratoires Servier, ou encore Anthony Fauci, le Monsieur Covid américain ? S’est-il senti chevalier, apte à recadrer ces gens que plus rien ne peut contrôler, ou au contraire, l’a-t-il fait pour signifier clairement leurs « mérites éminents » ? Chacun se fera son avis sur la question. En tout cas, lui s’est affranchi de bien des règles, et eux, n’ont pas refusé le cordon qu’il leur a tendu.
Axel Messaire, pour France-Soir