Avant toute chose, rappelez-nous ce qu’est l’effet Matilda…
C’est le déni, la spoliation ou la minimisation récurrente et systémique de la contribution des femmes à la recherche scientifique, dont le travail est souvent attribué à leurs collègues masculins. Ce phénomène a été décrit pour la première fois par la suffragette Matilda Joslyn Gage dans son essai Woman as Inventor (publié d’abord sous forme de tract en 1870 puis dans la North American Review en 1883). En 1993, l’historienne des sciences Margaret W. Rossiter s’est confrontée au processus historique par lequel les femmes scientifiques ont été « rayées de l’histoire », inventant l’expression « l’effet Matilda ».
Illustration L Calédonie
Expliquez-nous pourquoi vos recherches portent sur les Matildas du Pacifique ?
Mon travail sur le thème, Les Matildas du Pacifique : À la recherche des femmes dans l’histoire de l’archéologie du Pacifique, retrace le rôle historique et scientifique oublié des femmes et plus précisément celui des premières femmes qui ont travaillé comme archéologues dans le Pacifique, ou ont participé au développement de cette science, surtout sur la période allant de la fin du XIXe au milieu du XXe siècle. A cette époque-là, il était très difficile, en tant que femme, de pouvoir accéder à une formation scientifique, à des diplômes, ou à une qualification professionnelle… Même si elles avaient parfois le droit de suivre des cours universitaires, elles n’avaient pas forcément le droit de passer les examens pour être diplômées, et ce jusqu’aux premières années du XXe siècle ! Et il leur était quasiment impossible de pouvoir travailler et exercer professionnellement en tant que scientifiques.
Mary Elizabeth Shutler au Vanuatu, dans les années 1960. Autorisée à participer à la première expédition archéologique en Nouvelle-Calédonie en 1952 en tant qu’« assistante bénévole », elle est la seule francophone et interlocutrice principale auprès du peuple kanak. Archives familiales, reproduites avec l’aimable autorisation de John Shutler et Susan Arter.
Certaines y sont parvenues tout de même mais elles ont » disparu » des mémoires…
Tout à fait. Même si leurs contributions étaient la plupart du temps reconnues et respectées par leurs collègues masculins, leur héritage intellectuel finissait rapidement par s’éroder de la mémoire de la discipline. Aujourd’hui encore, on entend beaucoup parler des travaux précurseurs de « pères fondateurs » de l’archéologie océaniste : Roger Green, Edward Gifford, José Garanger, Richard Shutler, Kenneth Emory, Yoshi Sinoto, ou encore Te Rangi Hīroa (Peter Buck) le premier anthropologue d’origine océanienne (au début du XXe siècle) … Mais on en apprend beaucoup moins au sujet de Margarete Schurig, dont la thèse publiée au début des années 1930 reste une référence de travail irremplaçable pour tous les archéologues du Pacifique au sujet de la poterie, de Mary-Elisabeth Shutler, qui a joué un rôle fondamental dans la première expédition d’archéologie professionnelle menée en Nouvelle-Calédonie au début des années 1950 avec Richard Shutler et Edward Gifford durant laquelle on a découvert le premier site Lapita, d’Aurora Natua, qui coordonna toutes les recherches archéologiques menées en Polynésie française entre les années 1950 et 1980 – notamment celles de José Garanger ou Yoshi Sinoto Kenneth Emory, etc.
Les détails de ses illustrations sont exceptionnels, ce qui fait de celles-ci une source d’information unique pour les archéologues travaillant aujourd’hui dans la région.
Sans parler de toutes les » épouses » qui accompagnaient leurs maris chercheurs sur le terrain…
C’est vrai qu’on oublie que beaucoup de ces chercheurs étaient accompagnés de leur femme sur le terrain, et que nombre de ces épouses participèrent aux fouilles, à l’analyse des données et à la rédaction des monographies – parfois avec leurs noms cités dans les remerciements plutôt que comme co-auteures.
Vous évoquez particulièrement Adèle de Dombasle, dessinatrice et exploratrice. En quoi son parcours est-il exceptionnel ?
Adèle de Dombasle, jeune divorcée de 29 ans, embarque en 1848 pour une expédition qui devait à l’origine être un tour du monde, en compagnie de son ami l’ethnologue Edmond Ginoux de La Coche. Pendant longtemps on en savait très peu sur elle, et elle était présentée comme l’illustratrice de Ginoux. Aux Marquises, elle compte bien explorer les vallées de l’île de Nuku Hiva pour réaliser des dessins représentant les paysages et les monuments, les habitants, leurs tatouages et les objets de leur quotidien. Elle déclare à l’officier de marine qui tente de la dissuader (« pour une femme… c’est un voyage au-dessus de ses forces » !) qu’elle a fait ce voyage « uniquement pour voir » les habitants, leurs réalisations et leur pays, et pour comprendre « les particularités intimes de leur existence ». Grâce à une collaboration avec le Musée des explorations du monde de Cannes, on sait maintenant qu’elle a organisé ce voyage avec Ginoux, qu’elle a probablement largement participé à son financement, et qu’elle fut ensuite la garante de la collection d’objets (notamment polynésiens et d’Amérique du Sud) ramenés de cette expédition.
Illustration L Calédonie
Un sacré tempérament !
Il en fallait… Son voyage a malheureusement dû se terminer abruptement pour plusieurs raisons, dont le fait que la présence d’une femme divorcée voyageant seule avec un homme célibataire était très mal perçue par les autorités coloniales. Cependant, Adèle de Dombasle a malgré tout réussi à réaliser plusieurs dizaines de dessins en Polynésie, et lors de leur passage au Chili et à travers les Amériques sur leur route du retour. Ceux-ci représentent des monuments et des sites des Marquises, des habitants Tahitiens et Marquisiens avec des éléments de culture matérielle, des paysages et des portraits. Les détails de ses illustrations sont exceptionnels, ce qui fait de celles-ci une source d’information unique pour les archéologues travaillant aujourd’hui dans la région.
Il est très important de remettre en avant le matrimoine scientifique, de continuer à lutter contre toute forme de discrimination…
C’est bien un combat que vous menez à travers cette recherche.
Je pense qu’il est très important de remettre en avant le matrimoine scientifique, de continuer à lutter contre toute forme de discrimination aujourd’hui, de soutenir la diversité au sein des sciences – l’égalité des genres et la diversité des cultures et des origines. Et de raconter les histoires de personnages qui, comme ces femmes, ont joué un rôle dans la construction de nos connaissances scientifiques mais ont vu leur héritage se faire effacer derrière celui de « pères fondateurs » plus classiques.
Où en êtes-vous actuellement ?
J’essaie de publier au fur et à mesure des articles sur chacune de ces femmes, de les présenter dans des conférences scientifiques mais aussi grand public – nous avons un site web sur le projet qui présente toutes ces ressources. L’une de celles dont je suis la plus fière est la base de données bibliographiques en ligne réalisée avec ma collaboratrice India Dilkes-Hall et qui recense toutes les publications archéologiques qui ont pu être réalisées grâce au travail des Pacific Matildas (elles sont une cinquantaine). Cette base de données et associée à une carte aussi accessible en ligne (GoogleMap) qui rend visible leur présence et leur contribution.
La Une du magazine L Calédonie de mai 2024. Photo Cissia Schippers
En ce moment, je travaille aussi avec mes collègues de l’IANCP (Institut d’archéologie de la Nouvelle-Calédonie et du Pacifique) et de la province Nord sur un projet d’exposition qui mettra la lumière à la fois sur Elizabeth Shutler et son rôle lors de l’expédition Gifford-Shutlers, et sur les » travailleurs kanak » longtemps restés anonymes et qui collaborèrent de près avec Elizabeth puisque…elle était la seule des Américains à parler français !
Émilie Dotte-Sarout, originaire de Nouvelle-Calédonie et installée en Australie depuis 15 ans, est une archéologue spécialisée sur le Pacifique d’un côté sur l’histoire des relations entre les humains et leur milieu (par le biais de l’archéobotanique), d’un autre sur l’histoire de l’archéologie et de son développement en tant que discipline scientifique dans le Pacifique (discipline appelée historiographie). Elle est maman de deux enfants qui l’ont souvent accompagnée dans ses voyages de recherche !
Les Nouvelles Calédoniennes
Source www.lnc.nc