» Chez les Baronnet, on est très « famille ». Mes tantes et moi-même avons toutes grandi dans la maison familiale de Païta et, avant ça, mon arrière-grand-père et sa sœur vivaient sous le même toit, à Voh, avec leurs conjoints et tous les enfants. Cette habitude de vivre ensemble, c’est la conséquence lointaine de la disparition d’André, l’évènement capital qui a séparé ses cinq enfants et qui a soudé les deux d’entre eux qui sont restés ensemble en Nouvelle-Calédonie. La vie d’André et celle de son fils Léopold, faites de grands voyages et de quelques épisodes douloureux, sont dignes d’un roman historique.
Mon arrière-arrière-grand-père est originaire de Rochefort, en Charente-Maritime, sur la côte atlantique. Il passe les premières années de sa vie entre les bancs de l’école et les travaux des champs, aux côtés de ses parents cultivateurs.
Païta, 1960. Léopold Baronnet, fils d’André, son épouse Hélène Baronnet, née Paul, et leur petite-fille, Arielle Bauquet. Photo DR
Il s’engage dans l’armée autour de 1878, aux commencements de la Troisième République, au sein du 3° régiment d’infanterie de marine. André se marie en 1883 avec une jeune fille de 20 ans, Suzanne Papaud, mon arrière-arrière-grand-mère, lingère de profession et originaire d’Usseau, un village voisin. Ils donnent rapidement naissance à deux filles, Jeanne et Marguerite, qui naissent à Rochefort. Le destin d’André, de Suzanne et de leur petite famille, jusqu’ici très classique, prend une tout autre dimension le jour où André est affecté au poste de surveillant militaire au bagne de Nouvelle-Calédonie.
De Calédonie en Guyane
» Je ne sais pas vraiment quelle était la part de choix personnel dans ce genre de décision. Était-ce totalement imposé ? Avait-il envie de tenter l’aventure ? Quoi qu’il en soit, la famille prend place à bord de l’Océania débarque sur la Grande Terre en 1890. André prend ses fonctions à la surveillance des concessions agricoles, à La Foa. Léopold, mon arrière-grand-père, et Léontine, sa petite sœur, y naissent respectivement en 1893 et en 1894.
Païta, autour de 1990. Léopold Baronnet, fils de Léopold, petit-fils d’André et grand-père de Cindy, sur la propriété familiale où il a installé la famille quelques décennies plus tôt. Photo DR
Parmi les documents que mes tantes ont rassemblés, nous avons retrouvé une trace de la naissance sans vie de leur cinquième enfant, en 1896, à l’île des Pins. Je suppose donc qu’André a été affecté là-bas, au pénitencier où passaient une grande partie des condamnés aux travaux forcés.
La vie d’André et celle de son fils Léopold, faites de grands voyages et d’épisodes douloureux, sont dignes d’un roman historique.
L’année suivante, André obtient un congé administratif de six mois, que la famille met à profit pour rentrer au pays, en Charente-Maritime. La petite Charlotte a tout juste le temps de naître à Usseau, au printemps 1897, qu’il est déjà l’heure de reprendre la mer.
Païta, 1997. Initiée par son grand-père Léopold, Cindy perpétue désormais la tradition familiale de l’élevage un peu plus au nord, sur sa propriété de Bourail. Photo DR
Un nouveau poste de surveillant militaire attend André en Guyane, une autre terre de bagne. Mais cette fois-ci, l’aventure tourne court. En 1900, Suzanne, qui n’a que 37 ans, décède brutalement au domicile de Saint-Laurent-du-Maroni. La cause n’apparaît nulle part dans les documents. Peut-être a-t-elle été emportée par une maladie tropicale.
Les Baronnet sont dévastés et quittent immédiatement la Guyane. «
Jeanne et Léopold se recréent un cocon
» De retour à Usseau, André se console rapidement dans les bras de Nancy Loreau, lingère de profession, sans enfant, une dame qu’il a déjà fréquentée dans sa jeunesse et qui est divorcée au moment de leurs retrouvailles.
Deauville, décembre 1997. Cindy, le jour de l’élection de Miss France 1998, accompagnée de sa mère Jocelyne. Photo DR
Leur mariage est célébré l’année d’après, en 1901. En guise de voyage de noces, André emmène Nancy et les cinq enfants en Nouvelle-Calédonie, où il est cette fois-ci affecté à l’île Nou. La famille n’y restera pas longtemps, car cinq ans après le drame de Guyane, l’histoire se répète : André décède en 1905 d’une crise cardiaque foudroyante, à l’âge de 47 ans.
Ne pas laisser notre nom tomber dans l’oubli, voilà une raison supplémentaire de se souvenir de nos ancêtres Baronnet !
Nancy décide de rentrer en Métropole et emmène avec elle Léontine et Charlotte, les deux plus jeunes filles d’André. Jeanne et Marguerite ont déjà 21 et 19 ans, elles ont toutes deux rencontré un homme, et ne suivront pas Nancy, même si Marguerite rentrera une dizaine d’années plus tard. Léopold, tout juste 12 ans, prend la décision de rester auprès de sa sœur Jeanne. Seul garçon de la fratrie, c’est lui qui établira véritablement la lignée des Baronnet en Nouvelle-Calédonie. Sa vie sera marquée par un épisode terrible, celui de sa mobilisation sur le front oriental de la Première Guerre mondiale.
Il en revient infirme mais vivant, et après un bref passage aux Nouvelles-Hébrides, il retourne chez Jeanne, qui s’est installée à Voh avec son mari, M. Moutry. Il y fait la connaissance d’Hélène Paul, apprentie couturière auprès de Jeanne, avec qui il se marie en 1922. Ils ont eu sept enfants, dont seulement deux garçons, qui eux-mêmes n’ont eu que des filles. Le nom Baronnet est à présent porté par une poignée de personnes et risque fortement de disparaître de notre branche. Ne pas le laisser tomber dans l’oubli, voilà une raison supplémentaire de se souvenir de nos ancêtres Baronnet ! «
Païta, 23 février 2016. Cindy Baronnet (2e à gauche), entourée de ses tantes. De gauche à droite : Nadia Baronnet, Vivianne Baronnet, Marthe Bourgine et Evelyne Girold. Photo DR
La carte du combattant de Léopold Baronnet.
» En 1915, mon arrière-grand-père intègre la compagnie d’infanterie coloniale de Nouvelle-Calédonie en tant que soldat de deuxième classe. Il gagne d’abord Marseille, avant de prendre le chemin de l’actuelle Turquie où les armées française et britannique affrontent les forces de l’Empire ottoman lors de la célèbre et sanglante bataille des Dardanelles, qui se soldera par une victoire ottomane. Mes tantes, qui ont connu Léopold quand elles étaient petites, ne l’entendaient pas souvent parler de la guerre, mais elles se souviennent de cet épisode qu’il racontait parfois.
Blessé à la crête iliaque, ne pouvant plus marcher, Léopold est coincé sur le champ de bataille. Il est récupéré par plusieurs de ses copains de la compagnie, dont M. Ohlen, qui lui sauvent la vie et le ramènent au campement. De là, les blessés sont transportés sur des brancards de fortune, à flanc d’âne, un de chaque côté.
» J’avais pas de chance, c’était un gros de l’autre côté, c’était bancal ! « , riait Léopold pour mieux oublier l’horreur de la guerre et les douleurs à la hanche qu’il en avait gardé. Évacué et renvoyé en Nouvelle-Calédonie en 1916, Léopold n’en a pas terminé avec l’armée. Il repart en 1918 pour Dakar, où il intègre le 6e régiment d’artillerie coloniale, batterie lourde. Ce n’est que l’année suivante qu’il rentre pour de bon à Voh, chez sa sœur Jeanne et son mari, M. Moutry. «
« Mon grand-père Léopold avait recueilli un drôle de personnage. Mes tantes l’ont connu quand elles étaient petites et elles ont quelques souvenirs de lui. Son nom était M. Racca.
C’était un ermite, qui vivait dans les environs de Voh, dans une maison de fortune au fin fond de la Chaîne. Il semblerait qu’il ait fui l’endroit où il habitait parce qu’il avait tué son beau-frère.
Je ne sais pas comment mon grand-père a fait sa connaissance. Ce qui est certain, c’est que quand Léopold a fait déménager la famille de Voh à Païta, il l’a fait venir et l’a installé dans une cabane à proximité de la maison. M. Racca l’a remplie de gros livres, du sol au plafond ! C’était quelqu’un d’extrêmement cultivé, et Léopold aimait beaucoup lui parler, ou plutôt l’écouter parler, de politique, d’histoire, de philosophie…
Gros billets de banque
Il avait des idées très arrêtées sur le monde, mes tantes étaient trop petites pour comprendre mais elles pensent se souvenir que c’était un anarchiste.
Avec sa stature immense, ses longs cheveux blancs et sa grosse barbe, il leur faisait un peu peur. Au moment de lui apporter son assiette de soupe, le soir, elles se chamaillaient pour ne pas y aller. Sur le pas de la porte, elles apercevaient de temps en temps, à l’intérieur des livres, de gros billets de banque qui dépassaient…
Cette série sur les destins de familles issues de la colonisation pénale, tirée du livre « Le Bagne en héritage » édité par les Nouvelles calédoniennes, est réalisée en partenariat avec l’Association témoignage d’un passé.