« Nous ne parlions jamais du bagne dans les familles. Enfants de forçats ou de surveillants, peu importe, le bagne était affaire de grands et cela ne nous tracassait pas « . Sur les murs du salon de Jocelyne Bénébig, les portraits de famille sont partout. Enfants, petits-enfants, parents, les cadres constellent la pièce. Sur la table devant elle, d’autres photos sont disposées, jaunies, dentelées ; les personnages sont aussi des Bénébig, mais ces clichés-là racontent une vieille histoire que Jocelyne a à cœur de partager.
» La première fois que j’ai entendu parler de cet arrière-grand-père, c’était un jour d’école alors que j’étais en pension à Bourail. Une camarade m’a traitée de descendante de bagnard. Je ne pouvais pas lui répondre, ne sachant rien de notre histoire. Ce jour-là, mes parents m’ont rendu visite pour le déjeuner. Je leur ai tout raconté et mon père, après m’avoir demandé le nom de famille de cette Blandine m’a dit : « Tu lui diras que c’est ton arrière-grand-père qui gardait le sien au bagne ! »
Je ne dois pas traiter mes camarades de descendante de bagnards !
À la reprise des cours, je me suis précipitée pour le lui répéter, elle s’est alors mise à pleurer et c’est moi qui ai été punie. J’ai dû copier cent fois « je ne dois pas traiter mes camarades de descendante de bagnards ! » On nous disait souvent « ne joue pas avec unetelle ou unetelle » mais nous n’écoutions pas, c’étaient nos amies et le reste importait peu à nos âges.
» Notre aïeul, Félix Bénébig, naît le 30 novembre 1858 d’un père cultivateur et d’une mère fruitière. Mais l’époque est à l’industrialisation et la famille va quitter les champs pour s’installer à Tarbes. Félix a 18 ans, il devient ajusteur mécanicien à l’arsenal de la ville.
Auguste à gauche. Au centre, André jeune homme puis sa mère, Marthe Lucien, qui tient un enfant devant elle. Photo DR
Au-delà du caractère bien trempé, ce métier de mécanicien est un point commun à de nombreux Bénébig ! Après cinq ans au 4e régiment d’infanterie de marine de Toulon, en 1885, le frère de son épouse Louise Bernard lui propose de le rejoindre en Nouvelle-Calédonie où il travaille pour l’administration pénitentiaire. Ils embarquent donc à Brest sur le Fontenoy avec leurs deux garçons. Félix est nommé à Téremba en 1888, puis est employé à l’île Nou, à Ouaco, à Népoui, à l’îlot Brun, à Poya… Il est même envoyé en Guyane entre 1895 et 1898, en même temps qu’un certain Dreyfus… «
Tête dure
» Mon cousin Bernard a obtenu beaucoup d’informations sur la carrière de Félix bien que son dossier soit classé confidentiel et non communicable ! Derrière ce mystère confidentiel, nous avons en fait découvert que Félix était un rebelle. L’administration dit de lui qu’il est un surveillant à surveiller ! Déjà lors de son temps en régiment, il avait été puni à plusieurs reprises pour avoir notamment découché ou laissé le gaz ouvert après l’extinction des feux.
Commandant du pénitencier : « Ne manque pas d’autorité et d’énergie mais conduite médiocre, esprit faible, serviteur médiocre » ou encore se livre à la boisson.
Sa carrière de surveillant avait commencé sous les meilleurs auspices mais très vite, Félix bascule dans l’insubordination et l’alcoolisme. Une enquête est diligentée contre lui à Ouaco en 1894, et lors de son séjour à Cayenne, le commandant du pénitencier note sur sa feuille individuelle « ne manque pas d’autorité et d’énergie mais conduite médiocre, esprit faible, serviteur médiocre » ou encore « se livre à la boisson ».
Départ des volontaires depuis Sydney, en 1941. André Bénébig, le père de Jocelyne, tient le fanion de la croix de Lorraine. Photo DR
Il quitte la Guyane pour la Métropole à la faveur d’une convalescence et demande alors à être renvoyé en Nouvelle-Calédonie. Malgré ses mauvais états de service, il embarque sur l’Armand Behic le 8 août 1898 et la vie de famille va reprendre sur le Caillou. De Poya à l’îlot Brun, les mutations se succèdent tout comme les punitions – il fait au total 243 jours de prison militaire dans sa carrière – et les naissances. Louise lui donne onze enfants.
Félix est finalement rendu à la vie civile le 1er juin 1905. À cette époque, les militaires disposent d’une année pour bénéficier d’un rapatriement gratuit, mais les Bénébig ne repartent pas. Pour compléter sa maigre retraite, il est embauché par la Société Le Nickel et vit chez son fils Charles. Louise s’éteint en 1923, son mari quatre ans plus tard. »
De mécaniciens en soldats
» À l’image du pionnier, de nombreux garçons de la lignée deviennent mécaniciens. Tel est le cas de Pierre, le fils aîné de Félix, puis d’Adolphe. Après avoir été chaudronnier en Métropole pendant le séjour guyanais de son père, Adolphe est employé à Népoui en qualité de chef d’atelier mécanicien-ajusteur-conducteur de machine par la Nickel Corporation Limited. Après son service, il entre à la société des Hauts Fourneaux de Nouméa afin d’être mécanicien dans la marine marchande pour le compte des établissements Ballande, aux Nouvelles-Hébrides. Son fils Gabriel suit les traces de son père et fait également partie d’un réseau de Résistance en Guinée pendant la Seconde Guerre mondiale. Il informe Londres et organise la fuite de résistants vers la capitale dissidente.
Embarquement d’André pour Sydney en compagnie d’un ami, M. Lechartier. Photo DR
Charles, le troisième fils de Félix, comme son puîné Louis, est, dès l’âge de douze ans, mis en apprentissage chez le mécanicien Arthur Magnin. Il rejoint ensuite la Société Le Nickel et devient rapidement chef d’atelier. Il est paraît-il très strict avec les ouvriers et lutte notamment contre le gaspillage. Ainsi lorsqu’une toile émeri est usée, il faut la lui montrer avant qu’il ne daigne en délivrer une neuve ! Charles va épouser Lucie Pasdeloup, une descendante de condamnés.
Leur fils Auguste, évidemment mécanicien pour la SLN lui aussi, a formé de nombreux apprentis. J’ai rencontré un monsieur d’origine vietnamienne qui m’a dit avoir ouvert son garage grâce à mon oncle. Celui-ci lui avait appris à travailler en blanc et à toujours être très soigné ! Engagé volontaire entre 1941 et 1944, Auguste a reçu la croix de la Libération (lire ci-dessous). Elle lui a été remise par le général de Gaulle en personne sur le champ de bataille de Bir Hakeim.
Hébergé par Lord Mountbatten
André, mon père, a commencé sa carrière comme tant d’autres Bénébig dans les ateliers avant de prendre le large avec la marine marchande. En 1941, il rejoint le général de Gaulle à Londres. En Angleterre, il fait la connaissance de Lord Mountbatten de la famille royale et séjourne dans son château. Dans un carnet de bord, il a transcrit toutes ses campagnes et notamment cet épisode saisissant : de repos en Australie, il manque le sous-marin qui devait
le ramener à Nouméa car il avait oublié son béret.
Cet oubli lui sauve la vie… Le sous-marin part sans lui et heurte une mine : il n’y a aucun survivant. Mon père a perdu son meilleur ami dans ce drame. «
Jocelyne Bénébig, chez elle. Devant elle, le livre écrit par son cousin Bernard sur l’histoire de leur famille. Photo DR
Jocelyne referme là le livre des Bénébig, mais il y aurait encore tant à dire et à écrire. Son cousin Bernard, décédé depuis peu, a mis ses années de recherche à la disposition de ceux qui, à leur tour, souhaitent transmettre cette histoire. » C’est grâce à lui que nous savons tout cela, il est retourné dans le Béarn à la rencontre de la famille restée en Métropole, il a retrouvé ceux qui sont partis aux États-Unis, en Australie. C’est important de garder une trace de tout cela et de le transmettre, vital même. «
Départ d’Auguste pour le front, en 1941. Dans ses bras, son fils Bernard, âgé de trois ans. Photo DR
» Lors des Journées du bagne à l’été 2015, beaucoup de personnes cherchaient à découvrir les vraies raisons des condamnations de leur ancêtre ! Je comprends que pour certains ce soit un peu un choc, surtout pour les anciens. Il y avait une dame qui ne connaissait que partiellement son histoire car, comme dans beaucoup de familles, personne n’avait parlé. Grâce à une amie qui a fait de nombreuses recherches, j’avais entendu parler de cette famille. Je lui ai raconté ce que je savais… et finalement nous avons bien ri ! Nous nous sommes rendues à l’évidence qu’elle n’était pas responsable des faits de son arrière-grand-père et que, lorsqu’on lit l’histoire du bagne en Nouvelle-Calédonie, on peut se dire que parfois, les surveillants ne valaient pas mieux que les prisonniers ! «
Départ d’Auguste pour le front, en 1941. Dans ses bras, son fils Bernard, âgé de trois ans.
Auguste a fait partie du Bataillon du Pacifique, il s’est engagé volontairement le 30 septembre 1940. L’adjudant Bénébig a été cité à l’ordre de l’armée pour avoir, la nuit du 10 juin 1942, lors de la sortie de Bir Hakeim, chargé sur son dos un camarade aveuglé par une balle et l’avoir porté hors des lignes ennemies.
Il est revenu en plein barrage de feu chercher un autre camarade blessé qu’il a également porté hors d’atteinte de l’ennemi. Pour cet acte de bravoure, Auguste a été décoré de la Croix du compagnon de la Libération, remise des mains du général de Gaulle à Bir Hakeim. On lui attribue également la Légion d’honneur. En juin 1943, il est détaché à la compagnie des gardes du corps du général de Gaulle à Alger, et il se retrouve à la villa Germain, le fameux QG du général.
À son retour de la guerre, il réintègre la SLN avant de devenir mécanicien à son compte. En 1995, deux ans après sa mort, le maire de Nouméa Jean Lèques baptise de son nom la longue rue qui traverse la Vallée-des-Colons, quartier dans lequel justement Auguste a passé la majeure partie de sa vie.
Cette série sur les destins de familles issues de la colonisation pénale, tirée du livre « Le Bagne en héritage » édité par Les Nouvelles calédoniennes, est réalisée en partenariat avec l’Association témoignage d’un passé.
Cet article est paru dans le journal du 16 avril 2016.
Les Nouvelles Calédoniennes