Pourquoi une si mauvaise récolte de blé en France en 2024 ? Cette année, la moisson s’annonce laborieuse, tardive et longue (car entrecoupée de nombreux orages)). Deux facteurs vont se conjuguer pour la tirer vers le bas.
1. D’une part, les nombreuses pluies de l’automne et de l’hiver ont rendu impossibles certains semis (les champs étaient trop boueux), ou même il a fallu les recommencer car ils ont été ravagés par les inondations. Au total, on a mis en culture nettement moins de surfaces que les années précédentes : d’après le ministère de l’Agriculture, la surface semée en blé tendre est en recul de 7,6 % à 4,39 millions d’hectares, et celle d’orge d’hiver en repli de 5,9 % à 1,28 million d’hectares.
2. D’autre part, le printemps « pourri » a favorisé les maladies et attaques fongiques et le manque de rayonnement solairerayonnement solaire n’a pas favorisé la croissance des épis, ce qui a fortement affecté les rendements. Au total, on estime que le rendement moyen sera de l’ordre de 62,5 quintaux par hectare, soit le deuxième plus mauvais du siècle (après 2016 où il était de 53,7)… et du coup, nettement en dessous de la moyenne des 25 dernières années, qui se situe à 71 quintaux.
Au total, la récolte 2024 de blé tendre ne devrait guère dépasser les 26 millions de tonnes, alors qu’on produit habituellement entre 35 et 40 millions de tonnes (35,6 en 2023). Ce sera pire qu’en 2016 où l’on avait atteint 27,6 millions de tonnes. Logiquement, le blé dur et l’orge ne seront pas brillants non plus.
Qu’en est-il des autres pays producteurs ?
Rappelons que les céréalescéréales, produits conservables plusieurs années et faciles à transporter, sont sur un marché mondial, qui fluctue chaque année en fonction de la météométéo ou des troubles géopolitiques dans l’un ou l’autre de la dizaine de grands pays producteurs. La Chine, premier producteur mondial, produit quatre fois plus que la France, et l’Inde trois fois… mais ils ne participent pas au commerce international car ils consomment intégralement leur production (sauf en cas d’intempérie, qui les oblige à en importer). Au total, suivant les années, une dizaine de pays seulement sont capables d’exporter aux 80 pays qui en achètent.
En 2024, les difficultés météorologiques de la France n’ont heureusement pas été généralisées sur l’ensemble de la planète (malgré de fortes canicules en Inde et au Pakistan au printemps).
Déjà, les autres pays producteurs européens, comme l’Allemagne ou le Bénélux, n’ont pas subi un tel revers. La production de blé tendre de l’Union européenne est, en effet, attendue à 118 millions de tonnes, contre 127 millions en 2023. Une baisse de 9 millions de tonnes, alors que la production française a chuté de 12 millions de tonnes ; certains pays ont donc vu leur production augmenter !
De même, fait géopolitique majeur, les Ukrainiens ont réussi à déloger la flotte militaire russe de la mer Noiremer Noire, ils pourront donc exporter leur récolte.
Au total, la FAO estime que la récolte mondiale de blé sera de l’ordre de 789 millions de tonnes, soit un léger accroissement de 0,3 % par rapport à 2023 (voir graphique). L’embellie concerne toutes les céréales, en particulier grâce à une bonne production de blé au Pakistan ou de maïsmaïs au Brésil, en Argentine et en Ukraine.
Au total, 2024 établit un nouveau record mondial pour la production de céréales (blé, riz, maïs principalement, 2 854 millions de tonnes au total), et aussi pour les stocks (894 millions de tonnes, soit 31 % de la production annuelleannuelle mondiale en permanence dans les silos).
Quels effets sur les prix ?
Donc, il est peu probable que les cours mondiaux des céréales grimpent dans les mois qui viennent (sauf forte aggravation de la guerre Russie-Ukraine qui affecterait fortement les exportations de ces deux pays). Le cours du blé (départ Rouen) tourne actuellement autour de 217 € la tonne, alors qu’on l’avait vu monter à 400 € au début de la guerre en Ukraine ! C’est une bonne nouvelle pour les consommateurs des pays chroniquement importateurs : l’ouvrière du Bangladesh aura moins de difficulté à acheter son riz, l’employé égyptien son pain, la veuve marocaine son couscouscouscous et le retraité mexicain sa tortilla de maïs !
De plus, rassurons le consommateur français : la France produit en général trois fois plus de blé que les Français n’en mangent ! 1/3 de la production est consommé sur place (pain, farines, pâtisseries, viennoiseries, crêpes, couscous, etc.), 1/3 par nos animaux d’élevage (poulets, cochons, canards, lapins, veaux, etc.) et le troisième tiers est exporté ; c’est ce dernier qui va flancher ; ce sont les importateurs espagnols, marocains, sénégalais, etc. qui auront donc (un peu) de souci à se faire pour trouver d’autres fournisseurs en 2025. En espérant que les « parts de marché » que notre agriculture va perdre ne le seront pas définitivement…
Rappelons au passage que notre sacro-sainte baguette est très peu sensible au cours mondial du blé, car il s’agit d’un produit artisanal dont les coûts sont d’abord constitués de main-d’œuvre, loyer et énergieénergie, la farine n’entrant qu’au niveau de 5 à 8 % du prix final. Lorsque le prix du blé monte, les produits les plus affectés sont les nouilles et la viande de poulet et de porc, dont la part du blé dans le prix final est beaucoup plus importante. On l’a vu en 2022, comme je l’ai détaillé dans l’article Guerre en Ukraine, faim dans le reste du monde.
Mais… c’est une très mauvaise affaire pour les céréaliers français, qui vont voir leurs revenus plonger cette année, car ils vont avoir la double peine : mauvaise production et prix faibles. Leurs revenus vont donc fortement chuter en 2024. Relativisons tout de même, les prix sont à la baisse par rapport aux trois dernières années, mais valent bien ceux de la période 2015-2020 !
Les céréaliers français vont cependant pouvoir bénéficier de la récente réforme de l’assurance-récolte, entrée en vigueur en 2023. Cette dernière se déclenche dorénavant dès que le rendement est de 20 % au-dessous d’une moyenne établie sur cinq ans (sachant que 2022 et 2023 ont été de bonnes années). Dans la plupart des régions, elle va donc être mise en œuvre, par exemple là où les pluies ont été incessantes : en Pays de la Loire (-22,7 % de rendement d’après Agreste) et en Nouvelle-Aquitaine (-10,9 %). Ce ne sera pas aussi évident dans les Hauts-de-France (-6 %), la Normandie (-7,5 %) et le Centre-Val de Loire (-5,6 %). En revanche, les rendements sont annoncés comme stable en Bretagne et en légère hausse dans le Grand Est (+1,2 %) et en Bourgogne-Franche-Comté (+2,3 %) ; on se rapproche là de l’Allemagne, qui a fait une bonne récolte. Il faudra donc regarder exploitation par exploitation en fait (même si le jeu habituel des syndicats sera de demander des aides pour tout le monde !).
En ce qui concerne les autres productions, celle de blé dur, estimée à 1,3 million de tonnes, « serait stable par rapport à 2023 (+0,3 %) où elle avait diminué sous l’effet d’une nette baisse des surfaces ». Celle d’orge « serait de 11,3 millions de tonnes, en baisse de 8 % par rapport à 2023 ». L’orge d’hiver, pénalisé par une baisse des surfaces, voit en revanche sa production chuter de 17 %, avec un mauvais rendement (-9,3 %).
Mentionnons également les viticulteurs : printemps pourri, mauvaises vendanges en perspective !
Sur le long terme, il est difficile de prévoir ce qui va se passer mois après mois. Nous ne savons rien de ce que sera l’année prochaine (qui aurait pu prévoir qu’après les sécheresses de 2022 et 2023 on aurait autant de pluviométrie en 2024 ?). Ce que l’on peut toutefois affirmer, c’est que le réchauffement climatiqueréchauffement climatique risque de rendre plus fréquentes les années atypiques et compliquées (sécheressessécheresses, caniculescanicules, inondationsinondations, tempêtestempêtes, maladies). Il y a donc un risque croissant à affronter par les agriculteurs.
Et puisque la France, en matièrematière de productivité du blé, est la nation la plus avancée au monde, elle est aussi la nation la plus sensible à ce genre d’intempéries. Nous sommes maintenant en mesure de récolter 80 quintaux, soit 8 tonnes de blé à l’hectare, même sur des mauvaises terresmauvaises terres comme en Champagne (historiquement, on a précisément introduit la vigne sur les terres les moins propices à la production de céréales). Or, il y a 60 ans, nous ne récoltions que 2,5 tonnes de blé à l’hectare. Un tel progrès nécessite une agriculture très industrialisée et hyperspécialisée, ce qui n’est pas sans présenter un certain nombre de désavantages. Parce que nous produisons autant, le changement se voit beaucoup. Les États-Unis ou l’Ukraine produisent deux fois moins que la France à l’hectare. Passer de 5 tonnes à 4 sur un hectare, cela reste discret. Tomber de 8 à 5 comme c’est notre cas, cela se voit évidemment davantage.
On fait du blé sur du blé, année après année, ce qui a tendance à appauvrir les terres et contraint à l’utilisation d’engrais qui polluent les sols et les eaux et accentue notre dépendance aux pays producteurs d’engrais ou de matières premières pour en fabriquer (dont la Russie et la Biélorussie !).
La monoculture, par ailleurs, a tendance à favoriser la prolifération de maladies et prédateurs en tout genre qui s’attaquent aux plantes et il devient donc nécessaire d’utiliser sans cesse davantage d’insecticidesinsecticides, fongicidesfongicides ou herbicidesherbicides. Notre spécialisation, à laquelle nous devons notre incroyable productivité, induit donc des faiblesses de plus en plus importantes. Et puisque la machine est réglée au millimètre près, la moindre sortie de route se fait sentir potentiellement très fort.
On devra également diminuer, voire abandonner le labourlabour, pour couvrir les sols en permanence et y élever des vers de terre, qui font circuler l’eau et les éléments fertilisants, et multiplier leur charge en bactériesbactéries, champignonschampignons et carbonecarbone.
Il va aussi falloir planter davantage d’arbresarbres. Il n’y en a presque plus entre Paris et Reims par exemple, parce que l’on a expliqué au paysan que l’arbre était son ennemi. C’est d’une folie absolue : l’arbre protège du ventvent, emmagasine ou absorbe l’humidité, empêche le ravinement, héberge les animaux auxiliaires de cultures qui nous débarrassent des prédateurs… Il est urgent d’en replanter massivement. Or, on continue à supprimer des milliers de kilomètres de haies chaque année…
Ainsi, la gestion de l’eau va être un problème majeur du XXIe siècle. Le trop d’eau est déjà un problème majeur, le pas assez d’eau l’est davantage encore. Il va probablement falloir envisager d’investir en agroécologieagroécologie, apprendre à drainer les champs et faire des canaux de dérivation, par exemple. C’est un point sur lequel la France pèche considérablement aujourd’hui. À l’inverse, il faudra installer des systèmes de conservation de l’eau de l’hiver et d’irrigationirrigation l’été dans la moitié nord de la France, ce qui était inutile jusqu’à maintenant… Même si cela crée des polémiques, comme celles qui ont lieu autour des « méga-bassines », même une année super pluvieuse comme 2024 !
Et, bien sûr, la génétiquegénétique n’a pas dit son dernier mot. La quasi-totalité des progrès des 50 dernières années ont été dans le sens de l’augmentation de la productivité… en conditions normalesconditions normales. Mais, à quoi ça nous sert de savoir potentiellement produire 10 ou 12 tonnes de blé à l’hectare, si ça ne marche pas quand il fait trop chaud, ou trop humide, ou trop sec. Il faut maintenant faire autant de progrès dans la résiliencerésilience que nous en avons faits dans la productivité (théorique). Et marier les plantes entre elles, pour partager les risques. Planter une seule variété d’une seule espèceespèce de plante sur 20 ou 40 hectares est une prise de risque considérable, et oblige à une énorme consommation de pesticides. En particulier, on devra apprendre à semer dans les mêmes champs des céréales et des légumineuseslégumineuses, qui ont tout pour être complémentaires et s’aider mutuellement à pousser.
Et les progrès à venir de la robotique et de l’intelligence artificielleintelligence artificielle seront particulièrement utiles pour passer de meilleurs accords avec une terre nourricière qui contient 4 000 espèces de bactéries et 200 de champignons dans une simple cuillère à café ! Nous avons passé des millénaires à violenter le vivant, avec le réchauffement climatique il se rebelle, le moment est venu de le connaître finement, enfin, et de passer alliance avec lui !
C’est seulement maintenant que l’on va réellement faire connaissance avec l’immense diversité de la biodiversité microscopique et commencer à passer de vraies alliances avec la Nature, cela nous ouvre de nouvelles marges de progrès.